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Le Digital Markets Act et les pratiques anticoncurrentielles : De l’utilité d’une nouvelle régulation sectorielle

Mémoire master – Concurrence contrat – Agathe Missakian 2021-2022

SOMMAIRE :

  • INTRODUCTION
  • PROPOS LIMINAIRES : Le numérique
  • PREMIÈRE PARTIE.- L’IDÉE PERTINENTE D’UNE RÉGULATION SECTORIELLE
    • CHAPITRE I. Les limites du droit des pratiques anticoncurrentielles dans les marchés du numérique
      • SECTION 1.- Le marché pertinent : notion dépassée ?
      • SECTION 2. – Une approche casuistique défaillante
    • CHAPITRE II.- Une régulation nécessaire des plateformes : Le DMA, une solution bienvenue
      • SECTION 1.- L’avènement d’une qualification autonome
      • SECTION 2.- Une responsabilisation opportune des plateformes
  • DEUXIÈME PARTIE.- UNE ARTICULATION DELICATE AVEC LE DROIT DES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES EN PRATIQUE
    • CHAPITRE I. – Les risques multi-factoriels d’un empilement de normes
      • SECTION 1.- La complexification inévitable du système
      • SECTION 2.- La mise en œuvre hasardeuse du private enforcement
    • CHAPITRE II.- L’utilité relative du DMA en tant que régulation sectorielle de la concurrence
      • SECTION 1.- Entre complémentarité et concurrence avec les droits nationaux
      • SECTION 2.- Le DMA : un règlement de compromis

INTRODUCTION

Préambule.

L’adoption du Sherman Antitrust Act , en juillet 1890, avait pour objectif assumé d’éviter 2 le verrouillage de divers marchés par des trusts, conglomérats gouvernés par les “Robber barrons”, un club fermé de « philanthropistes » américains. Face à l’émoi populaire , le gouvernement étasunien 3 répondait avec le droit de la concurrence. Vingt ans plus tard, la Standard Oil Compagny de J.D Rockefeller était démantelée. Bien que lointains, ces événements ne sont pas sans rappeler la politique de concurrence outre-Atlantique à l’encontre des « Big Tech Barrons » ou G.A.F.A.M (Google, Apple, Facebook Amazon, Microsoft). La récente nomination de Lina Khan à la tête de la Federal Trade Commission, n’est qu’une confirmation de la volonté des USA de réguler les géants du numérique sous l’égide d’une politique néo-brandeisienne . Ces cinq lettres, G.A.F.A.M, sont également au centre de 4 l’adoption du règlement européen prénommé Digital Markets Act, qui se propose de réguler la place des « contrôleurs d’accès » aux marchés du numérique. En octobre 2022, l’Union européenne introduira donc un nouveau système de contrôle ex ante des entreprises sous la forme du DMA . Au croisement 5 entre le droit du numérique et le droit de la concurrence, celui-ci prône une approche différente du classique contrôle ex post, en introduisant des interdictions per se, réminiscences d’un droit français des pratiques restrictives de concurrence. C’est cette relation entre contrôle ex-post et régulation exante qui fera l’objet de la présente étude. À titre liminaire, il est utile préciser la notion de « marchés du numérique ». Le numérique est un secteur particulier, entre innovation et abus, ou les législateurs restent prudents. Les entreprises du digital présentent certes des défauts mais elles ont aussi un fort potentiel d’efficience économique. Or, en droit de la concurrence dans une optique de bien-être du consommateur, l’innovation est vue comme pro-concurrentielle. Preuve en est, l’innovation est l’un des critères de l’exemption accordée au titre de l’article 101§3 du TFUE. L’innovation permet à des « start-ups » de “disrupter” des marchés et de devenir à leurs tours des géants . Cependant, innover à ses limites et le droit de la concurrence en est un 6 bon exemple. Dans des marchés extrêmement concentrés, ou les technologies sont toujours plus complexes et opaques, des barrières à l’entrée très hautes s’érigent. Les portes de certains marchés sont savamment gardées (gate-keeping). Des entreprises « cruciales » ont ainsi le pouvoir de structurer le 7 marché. Le droit des pratiques anticoncurrentielles capture habituellement ces abus mais un besoin de Sherman Antitrust Act, An Act to Protect Trade and Commerce Against Unlawful Restraints and Monopolies, 2 (1890) Voir le rôle des Muckrakers (débuts du journalisme d’investigations). 3 Du juge Brandeis de la Cour suprême des États-Unis. Voir KHAN. L, The New Brandeis Movement: America’s 4 Antimonopoly Debate, JECLP, (2018) Le présent mémoire repose sur la dernière version du texte validée par la session plénière du Parlement en 5 juillet 2022. Celle-ci n’étant disponible qu’en langue anglaise, les traductions sont celles de l’auteur. 6 Voir par exemple, l’évolution des plateformes telles qu’Uber, Delivero… FRISON-ROCHE. M-A, « Réguler les ‘entreprises cruciales’ », Recueil Dalloz, Chronique Concurrence, (24 7 juillet 2014), n°27. 5 réguler ce milieu s’est pourtant fait ressentir. Il semble essentiel de définir les éléments objet de cette étude qui porte sur la relation entre pratiques anticoncurrentielles nationales et européennes et le DMA. Dans un premier temps, la notion de pratiques anticoncurrentielles recoupe plusieurs hypothèses. En droit européen, les pratiques anticoncurrentielles désignent deux pratiques commerciales contraires au droit marché intérieur et à la concurrence effective : les ententes punies sous le coup de l’article 101 TFUE et les abus de position dominante sous l’article 102 TFUE . Résumé simplement, une entente est 8 prohibée lorsqu’elle a pour « objet ou effet » de restreindre ou fausser le jeu de concurrence sur le « marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. ». Son pendant, interdit le fait « pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. » Les droits nationaux peuvent aller plus loin et punir d’autres 9 comportements contraires au droit de la concurrence. En droit français, quatre pratiques sont à retenir, les ententes, les abus de domination et, plus en marge, l’abus de dépendance économique ainsi que les pratiques de prix abusivement bas. Le droit français comprend également le « petit droit de la concurrence » incluant les pratiques restrictives de concurrence qui sont des interdictions per se. Si celles-ci ne sont pas au cœur de la présente étude elles seront utilisées à titre de comparaison . Le 10 contrôle national et européen des concentrations sera également développé à titre de comparaison en tant que contrôle ex ante de la domination. Dans un second temps, le Digital Markets Act, ou règlement des marchés numériques, vise à « garantir des marchés numériques équitables et ouverts » dans l’Union Européenne. A travers l’anglicisme DMA 11 transparait l’idée que le numérique n’est pas composé d’un marché mais d’une multiplicité de marchés du digital qu’il convient d’analyser ensemble. Par ailleurs, le DMA fait partie d’un paquet législatif avec son pendant le Digital Service Act (DSA) qui porte sur le contenu numérique qui ne sera pas étudié. Afin de contrôler ex-ante les pratiques, la Commission européenne a dévoilé un projet de règlement le 15 décembre 2020. Celui-ci a fait l’objet d’un accord de la part du Conseil européen le 24 mars 2022. Le texte issu du trilogue a été rendu public en mai 2022 et la version finale est adoptée par le 12 Parlement en juillet 2022. La procédure a été particulièrement rapide ce qui démontre l’importance de la situation. L’objectif est de veiller à l’équité des marchés et à leur contestabilité. La notion fera l’objet d’une étude plus spécifique mais, dès à présent, les « contrôleurs d’accès » peuvent être définis comme des plateformes en ligne incontournables . Le DMA se veut englobant et vise des contrôleurs d’accès, 13 qui fournissent (contrôlent) des services de base. Le DMA pose pourtant des critères qualitatifs qui restreignent le champ d’application du texte à un « petit nombre de grands fournisseurs » qui MALAURIE VIGNAL.M, Droit de la concurrence interne et européen, Sirey, (2019) 8 Ibid, respectivement L.420-1 et L.420-2 du Code de commerce et 101 et 102 du Traité sur le Fonctionnement 9 de l’UE L’article 5 du DMA prohibe certaines pratiques per se. 10 Commission Européenne, ’The Digital Markets Act: ensuring fair and open digital markets’ (2021) Conseil de l’UE, ‘Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on contestable and 12 fair markets in the digital sector (Digital Markets Act) – General approach’, (2021) Ibid, opt cit. 13 6 « disposent d’un pouvoir économique considérable ». Le DMA est une réaction aux abus de pouvoir de marché de certains « Gatekeepers ». En cela, le DMA n’est pas une réglementation classique de droit de la concurrence. L’UE ne peut légiférer que dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés par les traités. Or, plusieurs bases légales peuvent être choisies et ce choix détermine la procédure législative et la portée de l’acte en question. La base légale normalement utilisée en droit de la concurrence est l’article 103 TFUE14. Il permet de légiférer pour « donner effet aux principes énoncés aux articles 101 et 102 TFUE » (soit le droit des pratiques anticoncurrentielles). Au surplus, l’article 352 TFUE mit en œuvre lorsque l’UE « a besoin de nouveaux pouvoirs pour protéger la concurrence» n’est pas utilisé. La base légale choisie est précisément l’article 114 TFUE. Ce choix n’est pas anodin. Il permet d’éviter le vote à l’unanimité des Etats Membres et permet au Parlement d’être co-législateur. Mais ce qui transparait c’est que la nature du DMA n’est pas purement concurrentielle. Ce choix de base légale a des conséquences sur l’articulation entre le DMA et le droit de la concurrence national et européen. Par le choix de cette base légale, le texte devient un moyen d’harmonisation des règles au sein de l’UE. Si la tendance pour un juriste français est au tropisme, nombres d’autorités de concurrence européenne ne sont pas dotées de moyens équivalents. L’enjeu est d’avoir la Commission Européenne comme seul interlocuteur pour éviter une fragmentation. Enjeux sociaux-économiques.- L’évolution du droit étant inlassablement plus lente que celle de la technologie, le droit de la concurrence a réagi tardivement aux effets de réseaux tentaculaires que mettent en place les entreprises du numérique. Dans ce « Far West numérique », Code is Law . 15 D’après l’expression consacrée, dans le monde digital c’est le code, l’algorithme des plateformes, qui fait la loi. La myriade de réglementations depuis la Directive E-commerce de 2000 démontre bien la 16 volonté de réguler ce secteur central et complexe. Et le droit de la concurrence s’applique aussi aux marchés du numérique. Les autorités de concurrence, conscientes des dangers que peuvent représenter les « écosystèmes » que développent ces entreprises « innovantes » ont entrepris de condamner plusieurs géants du numérique. Bien que ces affaires mettent en jeu des amendes records , le contrôle a 17 posteriori montre ces limites. Les acteurs sont condamnés pour des situations qui ont disparu depuis des années, laissant le marché endommagé irréversiblement. Par effets de réseaux , une place ultra- 18 dominante sur un marché permet de renforcer une position dominante dans un autre. Si cela n’était pas suffisant, certaines entreprises ont des infrastructures numériques importantes (Clouds) qu’il est LAMADRID. A, ‘The Key to Understand the Digital Markets Act: It’s the Legal Basis’, Chillin’ Competition, 14 (2020) LESSIG.L, “Code Is Law. On Liberty in Cyberspace”, Harvard Law Review, (2000) 15 Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de 16 l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur. Voir l’amende de 1,1 Mrd d’euros pour Apple, Décision ADLC 20-D-04 relative à des pratiques mises en 17 œuvre dans le secteur de la distribution de produits de marque Apple (16 mars 2020). Voir développements infra sur les effets de réseaux directs et indirects. 18 7 difficile de contrôler . Les autorités partent dans cette course-poursuite avec des années de retard. Les 19 moyens de certaines autorités sont importants mais les ententes algorithmiques, les mécanismes opaques, et autres pratiques, sont inaccessibles sans que des ressources considérables ne soient mobilisées en termes de connaissance du numérique. Les outils classiques du droit Antitrust : Abus de position dominante, ententes et contrôle des concentrations ne suffisent plus. Il semble donc que le droit de la concurrence ex-post ait failli et que la solution soit ailleurs. Ainsi naquit le projet de Digital Markets Act. Ce sont donc deux approches différentes qui se proposent de réguler les géants du numérique. D’un côté, le DMA qui a pour but d’encadrer a priori les « contrôleurs ». De l’autre, le droit de la concurrence ex post qui connaît bien ces plateformes numériques . 20 Méthode et Plan.- Le DMA part du présupposé que le droit moderne de la concurrence est, seul, incapable de prendre en compte de manière efficiente et efficace les marchés du numérique. Le champ du droit antitrust serait limité à des cas spécifiques de « pouvoir de marché » et de comportements étudiés a posteriori . L’intervention du législateur serait donc nécessaire afin de compléter le droit 21 traditionnel. Le texte propose une liste d’obligations « ex ante » que les plateformes devront respectées d’elles même une fois désignées comme contrôleurs. L’utilité affirmée de ce règlement est donc de permettre aux autorités, d’aller plus vite sans définir de marchés pertinents ou des prouver des effets sur celui-ci. Le mécanisme du DMA est « complémentaire mais différent de celui de la protection contre les distorsions de concurrence » . Il ne s’agit pas de remplacer le droit européen et national de 22 la concurrence mais d’ajouter une strate de protection. Si le DMA est une régulation sectorielle et pas un instrument de concurrence, il est rapidement « difficile de distinguer l’un de l’autre » et « d’articuler leur rapport ». Les objectifs se confondent et se mélangent avec une application asymétrique du DMA23 et les différentes lois nationales . Le législateur européen qui ne devrait légiférer « que d’une main 24 tremblante» a pourtant mis en place une véritable nébuleuse de réglementations . Dans ce contexte, 25 26 ce mémoire se propose de s’interroger sur l’utilité de l’implémentation d’un contrôle ex-ante pour protéger de manière efficace la concurrence dans les marchés du numérique qui sont, par ailleurs, déjà contrôlé a posteriori par le biais des pratiques anticoncurrentielles. L’utilité est une notion à deux visages. L’utilité peut être le simple fait de servir à quelque chose (idée de nécessité). Plus économiquement, elle représente aussi l’aptitude de quelque chose à procurer un avantage (idée de désirabilité). MALAURIE VIGNAL.M, Digital Markets Act – Une politisation du droit du marché au service de l’intérêt 19 général, Revue Contrats Concurrence Consommation n° 6, Juin 2022 Étant écarté pour l’instant, le contrôle ex ante des concentrations pour la clarté du propos. 20 Considérant 11 du DMA: « Le présent règlement poursuit un objectif complémentaire, mais différent de la 21 protection d’une concurrence non faussée sur tout marché, au sens du droit de la concurrence(..) » Idem. 22 Seule la Commission est en charge de le mettre en œuvre du DMA. 23 24 Voir la partie consacrée à l’article 19a de la réglementation allemande MONTESQUIEU.C, Lettres persanes, (1721) 25 Voir RGPD : Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la 26 protection des 24 personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données 8 Pour répondre à ce questionnement, ce mémoire se veut être une « photographie » de l’état actuel du droit des pratiques anticoncurrentielles dans le numérique afin d’en souligner les défauts. Il expose l’intérêt théorique des règles du DMA en réponse à ces carences (Partie 1). Cette démarche didactique permet de mieux appréhender l’enchevêtrement de règles applicables et les potentielles errances du DMA dans son application concrète. Malgré des inquiétudes quant à la mise en œuvre du texte et à son utilité, le DMA apparait néanmoins être un contrefort utile pour soutenir l’édifice du droit de la concurrence européen et réglementer la jungle du numérique (Partie 2).

Mémoire master – Concurrence contrat – Agathe Missakian 2021-2022

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